Monsieur Toussaint Louverture

Qui êtes-vous ?

A la tête de Monsieur Toussaint Louverture, le discret Dominique Bordes est l’éditeur qui monte. Audacieux et visionnaire, son choix de texte impeccable est accompagné par les meilleurs illustrateurs du moment. Ce subtil mélange entre création et redécouverte, ses partis pris esthétiques affirmés, nous ont donné l’envie de partir à la rencontre de cet amateur passionné devenu un éditeur passionnant. 

Studio 002: Votre maison d’édition attire tous les regards, des amateurs de bonne littérature et d’amoureux du bel ouvrage. Vous avez le bon goût de choisir des illustrateurs comme Simon Roussin, Icinori, Marion Fayolle ou Blexbolex. Comment se décide la pertinence d’un illustrateur par rapport à un texte ?

DB: Pour le moment, c’est souvent le fruit du hasard et de l’admiration. Je ne connais pas assez d’artistes et d’illustrateurs pour parler de pertinence. La seule chose qui joue en ma faveur, c’est que je connais intimement le texte pour lequel je veux une illustration de couverture. J’ai ma vision de ce texte, et je veux que cette vision se reflète directement quand quelqu’un voit le livre et le prend dans ses mains. C’est une couverture mais c’est aussi une lecture personnelle du livre, intime, cryptée. Et, en même temps, ça doit aussi être un hommage à tous les livres publiés après, le livre doit aussi porter en lui la valeur ajoutée du travail éditorial, l’idée que le livre en tant qu’objet est le résultat de longues heures de travail, d’idées et de passions. Il faut que le lecteur ait des arguments pour bien faire la différence avec un livre numérique. Mais bref, donc, quand j’ai ça, mon idée sur ce que je pense du livre, je cherche, je demande conseil à d’autres éditeurs, j’ouvre le plus de revues et de fanzines possible, je passe des heures à regarder sur le net, à fouiller les sites d’artistes que je suis ou qui me mènent de l’un à l’autre, jusqu’à ce que je trouve un indice chez un illustrateur, un artiste, ou

quelqu’un, ou que j’ai l’impression que ça pourrait le faire. Un indice qui me dirait, mais ça colle ça ! Mais pour être honnête, ce n’est qu’une petite partie du processus, c’est la plus marrante, je galope comme un clébard rendu cinglé par les roues des bagnoles. Ensuite, il y a le brief, les échanges, le temps et l’argent qui sont la clé.

Le choix de la fabrication rend chacun de vos livres immédiatement identifiable, quel est votre secret ?

Ce qui m’intéresse surtout, c’est le rapport tactile au livre, La carte couchée traditionnelle ne communique pas grand chose aux doigts qui la tiennent. Ensuite, je regarde aussi ce que font les autres éditeurs, car beaucoup (chez les gros ou les petits) font des livres étonnants (à chaque fois que je vais en librairie, je déprime, je me dis : « C’est tellement bien ! Quelle foutue bonne idée !Quelle foutue bonne idée ! [j’écris «foutue», mais en fait il faut lire «putain de» qui souligne mon envie et ma jalousie] Comment ils ont pu penser à ça !). Je suis très curieux aussi des agendas, c’est un domaine très créatif et compétitif, ils ne vendent que du contenant et sont très innovants en terme de fabrication. Mais une fois, j’ai dessiné un numéro de la revue Monsieur Toussaint Louverture en suivant le travail fait sur une boîte de thé, comme j’ai le projet de faire un livre en

suivant l’inspiration des boîtes de jeux de cartes. Je suis malheureusement absolument ouvert à toutes les expérimentations, que ça marche ou pas. Ensuite, il faut une cohérence entre l’objet et le texte, il faut donner à l’auteur une embarcation solide, qui tienne la route pour longtemps, quelque chose dont il sera fier, dont il sentira la fermeté.

exley

Seriez-vous tenté de développer un pôle image au sein de vos éditions ?

Oui, même si l’idée d’un pôle image est vague et brute, ça m’intéresse énormément, mais je n’ai pas les connaissances, et les compétences pour ça, pour le moment. C’est une grosse envie pourtant, mais je vois tellement de bons trucs qui se font déjà que je me demande ce que je pourrais apporter. C’est comme une collection jeunesse, j’ai toujours eu envie, mais pareil, je n’y connais rien.

 

Les succès de Frédéric Exley et de Steve Tesich ont braqué les projecteurs sur votre travail de re-découvreur de chefs d’oeuvre inconnus. Cela influe-t-il sur le développement de la maison, et vous incite-t-il à publier plus d’ouvrages ?

Il faudrait que cela influe, mais pour le moment, j’ai du mal à accepter de trop changer les choses, je suis lent pour éditer, ça doit être pareil pour changer. Ça ne me pousse en tous cas pas à faire plus de livres. Ça me pousse et me permet de faire des choses plus étonnantes, à me creuser plus la tête, à faire travailler des gens vraiment doués. À prendre plus de risques, à peaufiner encore plus certains livres, pas forcément en termes esthétiques, mais plutôt éditoriaux. La conception et la fabrication d’un livre, c’est à la fois simple et difficile. L’édition d’un texte, c’est juste délicat et difficile. Si on veut qu’un texte résiste, soit lisible dans dix, vingt, cinquante ans, il faut lui donner tout ce que le français a dans le ventre, une bonne dose de modernité et au moins une dizaine de personnes, une dizaine de lecteurs, relecteurs, éditeurs, correcteurs. Avoir des moyens permet, pour moi, de mettre en place une équipe capable d’arriver à ce résultat.

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Pouvez-nous parler de livre à venir de Ken Kesey dont Blexbolex a signé la 

couverture et de la collaboration avec ce dernier ?

Il s’agit du deuxième livre de l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou et publié en 1964, étrangement jamais traduit à ce jour, alors qu’il s’agit d’un véritable trésor de la littérature américaine. Un roman grandiose. L’histoire d’une famille de bûcherons dressée contre toute une ville et contre la nature racontée d’une façon époustouflante. Ça sonne très chiant comme ça, mais la façon dont c’est raconté, la profondeur où nous plonge le livre, l’ambition d’embrasser le monde qui porte l’auteur, c’est franchement étonnant. C’est un gros livre, une énorme traduction, un travail éditorial de longue haleine. Je voulais pour ce livre une imagerie simple, rassurante, ancrée dans une tradition des livres d’aventures.

Je voulais une illustration plein pot sur toute la couverture. Avec éventuellement une lisibilité contrariée, c’est-à-dire une lecture évidente de la couverture si elle était à plat, en entier, chose qui n’arrive jamais, une lisibilité à reconstruire donc pour le lecteur/manipulateur du livre qui devra retourner le livre et le refaire encore pour saisir que l’image apparemment simpliste de la première de couverture est un peu plus complexe. (Je me rends compte que cette phrase est incompréhensible.) Bref, de toute façon, je savais que je voulais travailler avec Blexbolex sur ce livre, l’imagerie qu’il met en place dans ces imagiers me fascine, elle rejoint mon envie de faire des livres d’enfants pour adultes en étant bien plus profonde, parfois abstraite, parfois faussement naïve. Je voulais, mais, en vérité, il faut lire : j’espérais. Car quand on a un livre comme ça entre les mains, c’est tellement incroyable, on se dit que ce n’est pas possible, qu’on va publier un bouquin de l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou, tout le monde connaît le film, on a un peu cette impression vertigineuse qu’on a quand on veut prendre la parole devant plein de monde, quand on a un truc drôle à dire, ou quelque chose de vraiment intéressant, et  qu’on ne sait pas très bien comment il faut faire. On est à la fois anxieux et grisé, on veut bien faire, mais on sait aussi que c’est un sale moment à passer. Qu’on a le choix d’être ridicule et honnête, ou bien celui d’espérer qu’au-delà du risible et de la sincérité, il va se passer quelque chose.

On tient un bon truc, mais ça peut merder, tout peu merder. Tout merde toujours. Heureusement dans le temps du livre, qui est un temps différent de celui des hommes, c’est un temps agréablement dilaté grâce auquel on peut réfléchir, peser le pour et le contre. Et pour éviter un peu d’être ridicule, on s’entou

re de précautions, on se demande qui sont les meilleurs, ou plutôt qui sont meilleurs que moi pour réussir, qui peut faire que j’aurais un peu moins de chance d’être seulement ridicule. Ça plus ce que je savais du livre, l’idée que je m’en faisais, m’a poussé à oser demander à un type dont je trouve le travail largement au-dessus de ce que je pourrai faire seul, Blexbolex. J’avais une idée de ce que je voulais pour le livre de Ken Kesey puisque c’est en parcourant le travail de Blexbolex que ça a germé.

Je voulais quelque chose de coloré, narratif et esthétique à la fois. Avec une rivière, une forêt et peut-être deux hommes en train de se battre. Je n’avais pas de croquis, parfois, je suis capable d’en faire, parfois non. Blexbolex m’a rapidement envoyé deux planches de différentes options toutes plus enthousiasmantes les unes que les autres. Chacune était une vraie piste en puissance. C’est la première fois qu’un illustrateur me renvoyait d’une part, autant d’options, d’autre part, autant d’options aussi riches et chargées en potentiels. Soit des personnages se battant en gros plan, soit un plan aérien, soit nature… bref, l’embarras du choix. Ce qui m’a poussé à m’interroger sur ma propre vision du livre, sur l’importance à accorder à telle ou telle chose, et rapidement, grâce à ces propositions, j’ai compris ce que je voulais mettre en avant. J’ai fait un retour précis à Blexbolex comme il me l’avait demandé et à son second retour, l’idée était là. J’ai fait un choix, nous avons fait des ajustements, il a proposé une pré-version très convainquante, puis tout est allé très vite. Un vrai bonheur.

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